Dans une vie de moins en moins physique, que va devenir notre conception du réel ? Le virtuel peut-il être plus désirable que la réalité ? Invité de la dernière Lab Session organisée par Curiouser pour Moët Hennessy, Jean-Michel Besnier est venu apporter un éclairage historique et philosophique à ces questions.
Depuis l’ère chrétienne, le virtuel est passé de « moins que la réalité » à un « plus réel ». Chez les Grecs, le virtuel est considéré comme ce qui est en puissance, le virtuel c’est Hermès dans le bloc de marbre, qui n’est pas encore apparu sous les mains habiles du tailleur de pierre. Le virtuel implique donc cette part d’inachevé qui le place toujours en deçà de la réalité et il est, de fait, insatisfaisant.
Mais ceci va changer avec une étape importante : la science moderne au début du XVIe siècle. Le virtuel devient alors le modèle. Un modèle qui sert à expliquer la réalité, qui l’épure pour n’en garder que la charpente – c’est-à-dire ses propriétés essentielles. Lorsque Galilée explique la chute des corps avec un modèle, c’est la vision du physicien qui s’oppose à l’intuition du réel – encore aujourd’hui, les gens ne sont pas naturellement convaincus qu’une plume et un lingot de plomb, lâchés dans le vide, tombent à la même vitesse. Or le modèle prévaut sur la réalité, car il l’explique justement mieux que la description factuelle que l’on peut en faire.
Puis, progressivement, tandis que les ancêtres d’Internet (Arpanet, Usenet…) se développent, le virtuel se fait de plus en plus attirant car il offre la promesse d’échapper à la réalité – tout comme les drogues de la contre culture des années 60 et 70. Gardons en tête le propos célèbre de Timothy Leary à propos du LSD, « turn on, tune in, drop out« , qu’il adaptera ensuite aux ordinateurs – on lui prête la citation suivante « The PC is the LSD of the 1990s« . Ainsi, la cyberculture de ces années pré-Internet a largement participé à la construction de la culture du virtuel.
Aujourd’hui, contrairement à la réalité qui nous leste et qui nous handicape, le virtuel propulsé par les nouvelles technologies s’impose comme une ouverture à l’infini des possibles : c’est devenu un « plus réel », quelque chose qui offre plus que la réalité. Notamment dans le domaine du ludique, où l’intensification du virtuel facilite la suspension d’incrédulité et permet de plonger l’utilisateur dans des expériences où il peut vite perdre ses repères.
Néanmoins, Jean-Michel Besnier relativise : si le virtuel est « plus » que la réalité, nous ne sommes pas encore totalement augmentés dans ce type d’expérience. Peu de casques VR, à moins d’être complétés par un autre dispositif technique, permettent par exemple de regarder son corps lors de l’expérience (ses mains, ses jambes…). La vue et l’ouïe sont stimulées, beaucoup plus rarement l’olfactif et le toucher, tandis que le gustatif est laissé de côté. Impossible en effet de penser aujourd’hui une expérience VR de dégustation d’un grand cru… En ce sens, le philosophe, qui narre une expérience de VR vécue récemment, conclut qu’il s’est senti plutôt « diminué » : « mon schéma corporel était bouleversé, je n’avais pas de centralité« .
Les choses évoluant vite, on peut s’alarmer du pouvoir de déréalisation du virtuel. On peut porter un jugement moral : est-ce éthique de « virtualiser » la vie d’une personne disparue ? On peut s’inquiéter de l’attraction du virtuel et de la confusion virtuel/réel, thèmes de prédilection de la science fiction (Matrix, Strange Days, eXistenZ…). Cependant, on peut aussi énumérer toutes les situations où « le virtuel nous offre l’avantage de nous décoller de la réalité pour nous donner la possibilité de la maîtriser« , par exemple lorsqu’un patient souffrant du syndrome du membre fantôme réussit à reprogrammer son cerveau grâce à des dispositifs de VR.
La liste du « pour » et du « contre » le virtuel est longue… mais est-ce vraiment utile de la dresser ? Car comme toute technique – et donc toute technologie -, la VR est un pharmakon, rappelle Jean-Michel Besnier en convoquant Platon : à la fois remède et poison. Et c’est à nous de distinguer le désirable du non souhaitable .
Au final, s’interroge le philosophe, est-ce qu’il n’y a pas également derrière cette attirance massive pour la virtualisation les signes d’une innovation sans finalité ? Une innovation qui renvoie au « bougisme » comme trait marquant des sociétés technologisées : on veut aller loin, mais sans savoir vraiment où. Peu importe la destination pourvu qu’il y ait le mouvement.
Or, l’innovation peut être considérée sous deux prismes : le progrès, guidé par des buts et des idéaux (c’est la vision de Condorcet par exemple), ou la rupture, où l’on crée quelque chose de radicalement nouveau (c’est la pensée, quasi métaphysique, de certains transhumanistes). Et c’est sans doute là, avec la possibilité de s’inscrire dans l’une ou l’autre de ces visions, que se situe un des véritables enjeux du virtuel.