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L’Homme trace. Perspectives anthropologiques des traces contemporaines

    L’étude de la trace reste encore inexploitée, pourtant, comme le montre l’ouvrage L’Homme trace. Perspectives anthropologiques des traces contemportaines, elle intéresse des chercheurs de disciplines très différentes : histoire, information et communication, psychologie cognitive, sociologie, géographie, etc. Le terme « trace » est utilisé comme un mot valise, au point d’en oublier ses significations très diverses. En effet la trace fait référence à l’empreinte, mais aussi à l’indice, à la marque, au tracé, à la faible concentration de substance en chimie et au vestige. D’autre part, la trace est inhérente à l’Homme. D’où la notion de « sans-trace » pour souligner la déshumanisation de certains groupes sociaux (SDF, sans-papiers, etc.) dans un environnement social donné. C’est d’ailleurs uniquement sur l’étude des traces laissées par l’Homme que porte cet ouvrage.

    La trace numérique est très peu abordée par les auteurs. Mais les notions qu’ils traitent s’avèrent tout à fait utile pour penser les traces numériques.

    Nous avons ainsi réfléchi, tout au long de ce commentaire d’ouvrage, à la transposition de cette notion de trace sur Internet.

     

    La trace comme signe

    La trace peut prendre deux formes : elle est soit inscrite dans la matière (par ex : trace de pas dans le sol), soit elle circule (par ex : photo d’un événement).

    On reconnaît trois dimensions à la trace :

    • temporelle : elle suggère ce qui a été (passé), elle est (présent), et, en tant que sujet à l’analyse, elle sous-entend le rapport d’interprétation futur qui lui donne lieu de trace au présent (avenir).
    • résiduelle : elle se réfère seulement à un phénomène absent, puisque l’action est passée.
    • dynamique : elle fait référence à l’agir et oblige l’interaction entre passé et présent et entre contextes d’émission et de réception.

    Les traces ne peuvent pas s’effacer sans faire trace. L’absence de trace donne lieu à interprétation. Par exemple, l’absence de traces sur un lieu de crime dénote le fait que les criminels ont pris le soin d’effacer leurs traces.

    De même, sur Internet, les traces ne s’effacent pas. L’internaute provoque de facto l’écriture d’une trace lors de sa navigation. Celles-ci peuvent seulement être dissimulées par « enfouissement », production de nouvelles traces. D’où l’importance grandissante de l’attention à la e-réputation et surtout la propension à diaboliser Internet comme lieu de surveillance par le stockage, le recueil et l’interprétation des traces.

     

    L’éditorialisation de la trace, signe de pouvoir

    L’émission de traces peut donner lieu à la construction d’une réalité sociale.

    Notamment dans la sphère politique, l’émission de trace participe à une stratégie politique de mise en visibilité de certains signes et de dissimulation d’autres. La dissimulation de traces devient alors trace sociale – comme par exemple la ghettoïsation[1]. Les traces sont aussi instrumentalisées par les institutions. Elles deviennent les symboles de la cohérence sociale qui n’ont alors qu’une efficience endogène, au sein d’un même groupe social [Gilles Gauthier[2]] : à l’instar des légions d’honneur et autres distinctions honorifiques.
    Elles sont aussi transformées en traces mémorielles, donc en symbole historique (par exemple les traces de la colonisation, traité par Michel Lesourd[3]).

    Les traces donnent lieu également à une éditorialisation, d’où l’importance de la médiation pour l’interprétation des traces [Yves Jeanneret[4]]. Cette médiation induit des rapports de pouvoir qui se retrouvent dans la scénographie discursive des médias (notion développée par Nadia Lepastourel et Benoît Testé[5]). Les journaux mettent en scène le discours, les traces d’information (vocabulaire et syntaxe mais aussi rubrique, titrage, typographie, photos…), de telle manière à être compréhensibles pour leurs lecteurs réguliers, alors que les lecteurs occasionnels ont moins de repères.

    Sur Internet, les traces sont mises en visibilité par les moteurs de recherche lors de requêtes. Les algorithmes comme Page Rank hiérarchisent les traces. Le référencement des sites est dû à une éditorialisation artificielle selon les critères choisis par les créateurs des algorithmes. De même les analyses de visites de site (Google Analytics par exemple) mettent en avant les traces de parcours d’utilisateurs (pages vus, critères de recherche invoquées, …). Il est même possible de retrouver facilement les traces numériques d’un internaute résultant d’une dizaine d’années de surf (grâce à des outils comme Waybackmachine). D’autre part, les outils de curation tels que Storify ou Memolane permettent d’éditorialiser ses propres traces ou les traces d’internautes « amis » laissées sur les réseaux sociaux.

     

    L’interprétation fait trace

    L’interprétation est au cœur du système de trace. En effet, la trace devient trace à partir du moment où elle est interprétée comme telle. L’interprétation de la trace est elle-même une trace. Qui dit interprétation dit subjectivité. Elle est donc propre à la représentation sociale de chacun et fait appel au contexte de réception de la trace. D’autre part, la trace est aussi un indice. Tel Sherlock Holmes, il s’agit d’observer tous les résidus de phénomène, les traces-indices, pour en déduire une analyse. Ce travail est à la fois tâtonnement, intuition mais aussi nécessite une méthode d’interprétation. Il est nécessaire d’arbitrer entre différentes traces en interaction. Ainsi un médecin doit décoder et pondérer les dires de son patient et ses maux pour en déduire un diagnostic.

    De plus, l’interprétation des traces participe à un travail documentaire qui donne lieu à une énonciation éditoriale propre. Le compte rendu est lui-même subjectif et contextualisé selon ce qu’il veut faire dire et porte en lui un rapport de pouvoir. Il participe à une re-documentation du phénomène initial ou de l’acteur du phénomène.

    Cette re-documentation est aussi utilisée dans des visées sécuritaires. Elle permet d’établir des profilages et d’anticiper sur les parcours potentiels de criminels. Cette surveillance est légitimée par les discours sécuritaires qui voient dans la traçabilité la conservation de l’ordre social.

    Derrière ce prétexte, les internautes sont beaucoup plus ouverts à accepter l’utilisation de leurs données dans des buts marketing. Les internautes sont alors suivis à la trace dans leurs comportements et parcours online, ce qui permet de dégager des profils type d’internaute-consommateur.

     

    En conclusion

    Cet ouvrage offre un aperçu de ce que la notion de trace peut appeler et témoigne de l’intérêt de son étude pour toutes les sciences sociales. Il est en revanche dommage qu’il n’offre qu’un état des lieux des réflexions cloisonnées à chaque domaine de recherche. Le domaine d’étude de la trace a donc encore de l’avenir devant lui. Ainsi, un essai de synthèse et de confrontation des différentes conceptions ajouterait à la richesse de ce domaine.

    D’autre part, cette étude de la trace pourrait nourrir l’analyse de la trace numérique, aspect très peu abordé dans L’Homme trace. Perspectives anthropologiques des traces contemporaines. Les réflexions des auteurs donnent en effet un éclairage différent des problématiques propres au numérique, telles que le cloud-computing, l’open-data ou la privacy. L’ouvrage est donc à mettre entre les mains de tous ceux qui se passionnent pour ces sujets – et qui sont prêts à se confronter à un langage universitaire.

     


    [1] Bernardot Marc parle de politique urbicide. Bernardot Marc « A la recherche des sans-traces : cultures, espaces et citoyennetés ». In : Galinon-Mélénec Béatrice (dir.). L’Homme trace. Perspectives anthropologiques des traces contemporaines. CNRS Editions, Paris, 2011. (p.341)
    [2] Gauthier Gilles. « Les distinctions honorifiques en tant que traces institutionnelles ». In : Galinon-Mélénec Béatrice (dir.). L’Homme trace. Perspectives anthropologiques des traces contemporaines. CNRS Editions, Paris, 2011.
    [3] Lesourd Michel. « Traces coloniales ; Le « Blanc » et « l’indigène », regards-traces croisés dans la mondialisation ». In : Galinon-Mélénec Béatrice (dir.). L’Homme trace. Perspectives anthropologiques des traces contemporaines. CNRS Editions, Paris, 2011.
    [4] Jeanneret Yves. « Complexité de la notion de trace. De la traque au tracé ». In : Galinon-Mélénec Béatrice (dir.). L’Homme trace. Perspectives anthropologiques des traces contemporaines. CNRS Editions, Paris, 2011.
    [5] Lepastourel Nadia, Teste Benoît. « Traces langagières en psychologie sociale de la communication ». In : Galinon-Mélénec Béatrice (dir.). L’Homme trace. Perspectives anthropologiques des traces contemporaines. CNRS Editions, Paris, 2011.

      Edit du 15 juin : Nous avons reçu un message de Béatrice Galinon-Mélénec, directrice de cet ouvrage, qui nous informe de la tenue d’un colloque à Bucarest intitulé « Traces, mémoire et communication » et d’un autre en octobre, au Havre, sur le thème de « Traces numériques et recrutement »

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