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L’assurance en 2030 : chacun pour soi ? (2/2)

    Ayant étudié pendant plusieurs semaines le concept d’insurtech pour l’un de ses clients, l’équipe de Curiouser a eu l’occasion de réfléchir au futur de l’assurance. Notre collaboratrice Apolonia Rakowski prend ici la plume pour décrypter les évolutions du principe même de l’assurance. La première partie de l’article est ici.

    A quand un diktat du « bon » comportement ?

    La personnalisation des offres d’assurance revient aujourd’hui à remonter la chaîne de causalité du dommage/incident et à mobiliser le principe de prudence. Ce renversement de perspective ouvre de nouvelles questions.

    Tout d’abord, quelle est la légitimité d’un assureur privé de donner des recommandations santé/hygiène de vie à ses assurés ? Ensuite, en quoi consiste ces recommandations ? Sur quelle base, à partir de quelle norme sont-elles formulées ? Sont-ce des recommandations fondées sur l’étude exhaustive d’une multitude de données croisées et recroisées selon différents facteurs fournies par l’individu ou bien répondent-elles à une « idée », plus ou moins subjective, d’un « bien vivre » général, tel que « manger 5 fruits et légumes par jour » ou bien « de marcher au minimum 10 000 pas par jour » ?Enfin, qu’est-ce qu’un « bon comportement », qu’est-ce qu’un « bon niveau d’effort » ? Qui est légitime à formuler ce genre de norme et à demander à l’individu s’y conformer ?

     

    Les applis Withings et la norme des 10.000 pas

    Au vu de cette dernière question, il semblerait qu’on ne parle plus du principe de prudence au sens faible de « prévention », mais de son acception forte, héritière du concept grec de la « phronesis », c’est-à-dire du jugement moral circonstancié. Ce qui était possible pour l’assurance automobile au comportement, une activité intrinsèquement ponctuelle, régie de A à Z par un ensemble de normes et d’obligations, semble difficile – voire dangereux – à appliquer dans le domaine de la santé. Son domaine est celui de la vie, aussi longue qu’elle, avec une multitude d’habitudes, de modes de vie, de traditions, de préférences personnelles, d’interactions multiples avec l’environnement proche et éloigné. Il sera difficile de construire une norme unique de « vie saine » et du « bien être » au vu de la profusion des cas particuliers. Il est indéniablement dangereux de demander aux assurés de se conformer à une norme unique non légitime.

    Par ailleurs, alors que la tarification personnalisée est interdite légalement dans le cadre de l’assurance collective, rien n’est dit sur la récompense personnalisée des comportements. Le déplacement de la focale vers la prévention pourrait bien ressembler, à moyen terme, à un contournement de la législation, créant une situation bien plus pernicieuse. En effet, la sanction ne sera pas monétaire, sous la forme d’une prime qui augmente, mais elle sera morale. En sortant du contexte marchand, la perspective change et introduit des notions de violation de norme sociale, de faute, de jugement… et de culpabilité.

    Une vision tronquée de la responsabilité

    Récompenser c’est déjà différencier, c’est assigner à une action des caractéristiques du « bien », du « méritable », du « bon ». Le raisonnement binaire de Bien vs. Mal n’attend rien pour faire irruption, et par le jeu des miroirs, pose la question de savoir ce qu’est, dès lors, l’inaction, l’absence d’efforts entrepris ? L’assuré est libre de ne pas suivre les recommandations du programme Vitality, il est le seul responsable de son portefeuille et libre de renoncer aux récompenses proposées ou – comme en Allemagne – de renoncer à la réduction de sa prime. Là où le bât blesse, c’est que cette responsabilité et liberté ne sont pas entières ni absolues. En effet, « vouloir, c’est pouvoir » est un adage qui fait fi du contexte socio-économique dans lequel chaque individu est inscrit. Faire du sport pour perdre les 5kg recommandés implique une multitude de facteurs : du temps libre, une certaine somme d’argent (pour un abonnement à la salle de sport, à la piscine…) ou à défaut, une condition physique adaptée à la pratique de la course à pied. Ce n’est qu’un exemple des différentes difficultés rencontrées. L’être humain n’a pas toujours à disposition le panel exhaustif des possibilités lui permettant de répondre à sa situation. Il est certes responsable de son choix, mais est-il responsable du panel – limité – de choix à sa disposition ? Dans quelle mesure est-il alors entièrement responsable de sa situation ?

    Sur la base du volontariat, les salariés peuvent choisir de suivre le programme Vitality qui vise à favoriser les actions de prévention santé. Il leur donne accès à des conseils et recommandations personnalisés et ouvre à des « récompenses » en fonction des objectifs atteints.

     

    Supposer que l’individu est responsable de toutes ses actions, dans le domaine de sa propre santé, c’est avoir une vision bien particulière de l’individu : tout-puissant, détaché de tout ancrage social, affectif et économique, immune à toute conception mutualiste, préoccupé uniquement de la couverture de son propre risque. Il y a là une odeur subtile de libertarianisme qui évacue le deuxième aspect de la responsabilité : celle d’être responsable de. L’individu n’est en effet pas seulement responsable de soi et pour soi, selon le modèle de l’accountability anglo-saxon. L’individu, en tant qu’être social, intégré dans un réseau de liens et dans un environnement complexe, est également responsable de : responsable d’autrui, de quelqu’un sous sa garde, de ce qui est vulnérable et de ce qui est fragile. Il serait dangereux de vouloir, du triptyque de la responsabilité – imputabilité, solidarité, risque partagé – ne garder, dans une définition volontairement restrictive, que l’imputabilité. Dans un contexte de crise des dépenses publiques, du démantèlement de l’Etat providence, il est tentant de vouloir ne prendre en compte qu’un aspect de la responsabilité des individus. Sous couvert d’une volonté « d’éduquer » les assurés à un mode de vie sain, les assurances passeraient de la récompense d’un comportement vertueux à une véritable assurance au comportement, puis pourquoi pas, à une assurance en fonction de l’état de santé, puis, en raison des faibles capacités de paiement de certains, il y aurait une prolifération de junk insurances, des assurances low cost, qui demandent de faibles cotisations mais qui n’existent plus une fois qu’un incident grave est arrivé.

    Vers quel modèle de société nous dirigeons-nous ?

    Certes, la perspective bien peu attrayante décrite ci-dessus apparaît peu probable. Cependant, les lois sont l’expression d’un consensus et d’un état de société. Elles ne sont pas immuables et la technologie évolue rapidement. Les potentialités ouvertes par les outils du Big Data sont conséquentes et il serait contre-productif d’empêcher les assureurs de s’en servir. Les pouvoirs publics et la société civile doivent donc rester vigilants. Ainsi, Marisol Touraine, Ministre de la Santé en 2016, rappelle qu’« accéder aux données de santé doit être pour faire progresser la recherche, faire progresser des programmes de soins de prise en charge. […] En France, il n’y a pas de conditions mises à la prise en charge financière des patients et je ne souhaite pas qu’à l’occasion du développement des données de santé certains assureurs viennent conditionner leurs remboursements par le respect de certaines pratiques de vie des assurés ».

    Bienvenue à Gattaca, où le séquençage ADN conditionne la société.

    Si la protection des données personnelles est un point d’attention premier, il serait tout aussi judicieux de surveiller de près, à l’avenir, les différentes expérimentations et les idéologies qui les sous-tendent. L’hyperpersonnalisation des produits d’assurance, faisant disparaître la mutualisation, tue le concept d’assurance. Y a-t-il des domaines et des limites à ne pas franchir ? La santé semble aujourd’hui un champ banni. Toutefois, à l’avenir, notre société acceptera-t-elle de pénaliser des individus aux comportements « dangereux » pour leur santé, acceptera-t-elle d’isoler dans des groupes spécifiques les individus atteints de maladies chroniques ou génétiques ? Comment cela s’articulera-t-il avec leurs efforts pour mener une vie saine ? A terme, notre société fera-t-elle de l’obésité un problème purement personnel et non pas un sujet de politiques publiques ? Verrons-nous la fin de la mutualisation des risques ou au contraire, une prolifération de différentes communautés de risques, aux profils similaires, sur le modèle des assurances P2P ? Les nouvelles technologies bouleversent ce secteur bien établi depuis longtemps et apportent des éléments de réflexion nouveaux. Si en soi ces outils ne sont ni bons ni mauvais, différentes voies sont possibles pour le futur de l’assurance. Aucune n’est simple, mais certaines sont plus glissantes que d’autres.

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