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La dérive de l’algorithme – Histoire et devenir de la curation de contenu

    Faut-il laisser les machines déterminer ce que nous voyons en ligne ? Curation et découverte de contenu à l’ère de l’algorithme.

    « Nous créons en ligne toutes les 48 heures plus de contenus que nous en avons créé depuis la naissance de l’humanité jusqu’en 2003. » Cette déclaration d’Eric Schmidt – ancien chairman de Google – tirée de son ouvrage The New Digital Age, paru en 2013, est aussi frappante qu’elle est centrale dans la compréhension de l’information et de la culture à l’ère d’Internet. La révolution numérique a permis l’explosion du volume de contenus en ligne, accessibles sans friction aucune depuis un smartphone, en même temps qu’elle a encouragé la migration de nombreux contenus physiques vers le digital. Nous sommes ainsi entrés dans l’ère de l’abondance, voire de la surabondance du contenu accessible en ligne ; et, si l’abondance est l’une des principales forces d’Internet, elle peut aussi être son talon d’Achille.

    À adopter des méthodes trop verticales et un ton trop condescendant, trop élitiste, les radios, journaux et chaînes de télévision – qui régnaient en maîtres sur les royaumes de l’information, de la prescription culturelle et du divertissement – ont subi de plein fouet l’arrivée des nouveaux acteurs du Net. Internet induit par sa nature la décentralisation, la désintermédiation – une culture de la conversation et de la recommandation, davantage que de l’argument d’autorité et de l’injonction. Si les individus pouvaient autrefois s’identifier entièrement à un journal ou à une chaîne de radio, le micro universel offert au monde par le Net a permis de faire émerger davantage de voix dissonantes, et donné l’opportunité à chacun de contribuer. Il y a une nécessité toujours plus vitale pour les marques de se faire entendre, et de bâtir leur légitimité sur le relais de contenus utiles à leurs consommateurs et à leurs followers.

    FAIRE SENS DE L’ABONDANCE

     

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    L’application Storify, agrégateur de posts sur les réseaux sociaux pour un thème spécifique

    La saturation de contenus – et la frustration qu’elle entraîne – a annoncé la mutation et la création de « filtres » permettant la curation, soit ce que décrivent C.C. Chapman et Ann Handley dans leur célèbre ouvrage Content rules comme « l’acte de continuellement sélectionner les contenus en ligne les meilleurs et les plus pertinents pour répondre aux besoins d’un public spécifique ». Cette sélection peut être réalisée par les médias Internet, par les relais, ou par les internautes eux-mêmes via des outils d’agrégation tels que Facebook ou Twitter. La première solution qui s’est imposée a été le tout-puissant algorithme :  l’automatisation de la sélection de contenu par des formules mathématiques était vue comme la solution la plus fiable et la plus démocratique pour déterminer l’importance et la qualité de tel ou tel statut sur un réseau social, tel article sur un moteur de recherche, tel film sur Netflix, telle vidéo sur YouTube ou morceau sur Spotify. Outil fiable, qui rend compte des préférences de l’ensemble des internautes (et non plus de quelques prescripteurs élitistes)… pas étonnant si la plupart des géants du Net (Facebook, Google, Amazon, Spotify, Netflix, etc.) ont désormais recours à des algorithmes de recommandation pour le filtrage du Web.

     

    DÉMYSTIFIER LA TOUTE-PUISSANCE DE L’ALGORITHME

     

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    Le site Buzzfeed et ses catégories, taillées pour la viralité

    La principale valeur de l’algorithme était originellement de savoir distinguer la qualité au milieu de la quantité. Aujourd’hui plus que jamais, et malgré sa sophistication toujours plus avancée, le sacrosaint algorithme est remis en question. La première des critiques a été celle d’une flagrante baisse de qualité des contenus : manipulés par les médias – qui adaptent les sujets, les contenus et les titres des articles aux algorithmes de Google et Facebook – les algorithmes imposent le diktat de la viralité, qui encourage le clic au détriment de la qualité. Les techniques de curation ou d’agrégation varient, mais elles visent généralement à favoriser la viralité, qui conditionne l’audience, et donc les recettes publicitaires. Les rédacteurs adoptent partout les techniques du search engine optimization (SEO) afin de faciliter la lecture des contenus par les moteurs de recherche : un titre comprenant des mots-clés choisis avec un outil d’optimisation des mots-clés comme Google AdWords Keyword Planner est mieux indexé, de même qu’un titre rédigé sous la forme d’hyperboles. C’est notamment ce qui fit dire à Bill Keller – directeur de la rédaction du New York Times – en 2011 que la méthode « Huffington Post » (ou Buzzfeed, Upworthy, etc.) consistait à « prendre des ragots de célébrités, des vidéos de chats, des articles de blogueurs bénévoles et du contenu tiré d’autres publications ». Élitisme et mépris de la culture populaire, vraie mort du journalisme, ou bien changement de paradigme encore indécelable ?

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    La « filter bubble » (TED talk d’Eli Pariser)

    La deuxième critique est celle d’une baisse de diversité. C’est l’argument qu’avance Eli Pariser dans sa fameuse théorie de la filter bubble, qui veut qu’à mesure que les algorithmes et réseaux sociaux façonnent ce que nous savons, une bulle se forme autour de nous, un univers personnel d’information qui réduit ce que nous savons en nous entourant d’informations qui tendent à soutenir et confirmer ce que nous croyons déjà (mais il est possible d’en sortir). Outre le risque de radicalisation potentielle (politique, religieuse), cette personnalisation à l’excès fait craindre une paradoxale réduction de l’étendue de notre accès à la culture par le Net. C’est aussi le futur inquiétant du journalisme automatique, où les articles seront écrits et modifiés instantanément, personnalisés afin qu’ils s’adaptent aux intérêts et aux habitudes intellectuelles du lecteur. Les algorithmes vous proposent une version d’Internet à votre image. Des articles de journaux sont déjà écrits en temps réel par les robots de la société Narrative Science,
    et les données de consommation sont utilisées chez Buzzfeed pour déterminer quels articles écrire, chez Netflix pour savoir quelles séries produire, etc.

    Enfin, une dernière limite naît des limites mêmes de l’algorithmie. L’affinement permanent des formules permet aux machines d’exceller sans cesse davantage dans toutes les formes de mesure, d’agrégation et de traitement des données de masse ; cependant, en plus de la difficulté toujours grandissante de distinguer le signal du bruit face au volume toujours plus gargantuesque des contenus, les algorithmes peinent à prédire les goûts et les comportements, les sensibilités et les émotions. L’algorithme n’innove pas, ne s’aventure pas, n’imagine pas, ne fait pas d’associations d’idées… le phénomène d’attrition a tendance à réduire les choix, surtout si l’utilisateur ne fait pas connaître son avis. C’est le phénomène des algorithmes d’enfermement, qui prédit que les machines et les formules ne parviendront jamais à elles seules à accompagner la prochaine étape de la curation : celle de la recommandation de contenus, de la découverte, de l’intelligence situationnelle, de la pertinence culturelle.

    VERS UNE « SMART CURATION »

     

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    Les « Highlights » de Twitter

    Dans le fond, l’enjeu est resté le même : il s’agit de délivrer aux internautes du contenu adapté à leurs préférences, et de leur permettre de découvrir du nouveau contenu à leur guise. Mais c’est également de leur apporter sur un plateau ce qui va leur plaire, ce qu’ils voudront et/ou iront chercher de toute façon, tout en encourageant un niveau intellectuel et culturel élevé. Ce savant mélange de contenu favori et de potentielles heureuses découvertes est la mission des curateurs de demain. La solution, fouillée par les médias de tous bords, réside peut-être dans un « double filtre » qui combine la puissance des algorithmes et le jugement de la recommandation humaine. C’est d’ailleurs ce qu’ont commencé à faire certains acteurs du Net tels que Twitter, qui réorganise progressivement sa Timeline avec les Highlights et While You Were Away, Apple avec ses playlists human-curated sur Apple Music, ou encore l’effort récent de Pocket avec sa rubrique Recommandé. En attendant, vous n’avez sûrement pas fini de voir vos fils d’actualité envahis de vidéos de chats.

    Edit du 30/09/15 à 16:47 – Pour aller plus loin : quelques heures après la publication de cet article, The Verge sort un long format centré sur la curation humaine à grande échelle de playlists musicales par Spotify.

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